Dans les vastes étendues arides du sud tunisien, un produit ancestral longtemps négligé attire aujourd’hui l’attention des scientifiques, des entrepreneurs et des décideurs : le lait de chamelle. Riche en nutriments, adapté aux conditions climatiques extrêmes et porteur d’un potentiel économique inédit, ce lait est en passe de devenir le nouvel « or blanc » d’une région longtemps marginalisée. Entre innovation technologique, valorisation du patrimoine local et enjeux de santé publique, la filière du lait de chamelle s’impose comme un levier stratégique pour le développement durable du sud tunisien.
Un élevage camelin ancré dans le territoire mais sous-exploité
Le sud tunisien, couvrant les gouvernorats de Médenine, Tataouine, Kebili et Gabès, représente près de 40 % de la superficie du pays. Cette région, caractérisée par un climat saharien à semi-aride, accueille environ 80 000 dromadaires selon les données de l’Institut National de la Statistique (INS, 2023). Pourtant, jusqu’à récemment, l’élevage camelin était essentiellement orienté vers la production de viande et le transport, reléguant la production laitière à un usage domestique ou informel. La consommation de lait de chamelle restait marginale, en raison de l’absence de filière structurée, de la méconnaissance de ses vertus nutritionnelles et de l’absence d’infrastructures de collecte et de transformation.
Un super-aliment riche en nutriments et bénéfices médicaux
Depuis plus de vingt ans, un travail scientifique soutenu a été conduit dans les régions arides du sud tunisien afin de mieux comprendre et valoriser les propriétés biochimiques du lait de chamelle. Ces recherches ont permis de démontrer que ce lait possède un profil nutritionnel particulièrement intéressant, tant par sa richesse que par sa singularité. Il se distingue notamment par une concentration en fer environ cinq fois supérieure à celle du lait de vache, ce qui en fait un atout dans la prévention des carences nutritionnelles, fréquentes dans les zones reculées. Sa composition révèle également la présence de protéines biologiquement actives, notamment des lactoprotéines à effet immunostimulant, qui renforcent les défenses de l’organisme face aux agents pathogènes.
Un autre trait remarquable de ce lait est son caractère hypoallergénique, résultat de l’absence d’une protéine couramment impliquée dans les réactions allergiques au lait de vache. De plus, les analyses ont révélé une forte teneur en antioxydants naturels, lui conférant des propriétés protectrices contre le stress oxydatif cellulaire, ainsi qu’une activité antibactérienne et anti-inflammatoire significative, susceptibles de soutenir les défenses naturelles de l’organisme. L’un des domaines de recherche les plus prometteurs concerne l’impact de ce lait sur la régulation de la glycémie chez les personnes souffrant de diabète de type 2. Des observations cliniques ont en effet montré que sa consommation régulière pouvait, dans certains cas, permettre une réduction notable des doses de traitements hypoglycémiants.
Médenine : berceau de l’innovation cameline
En 2023, après plusieurs années de recherche, de planification et de mobilisation d’expertises locales, une étape décisive a été franchie dans le développement de la filière du lait de chamelle en Tunisie, avec la mise en service de la première unité industrielle spécialisée dans la pasteurisation et la valorisation du lait camelin. Implantée à Médenine, cette unité constitue un jalon historique dans l’effort de transformation économique et agroalimentaire des zones arides.
Ce projet structurant a bénéficié d’un encadrement technique intensif, s’appuyant notamment sur les acquis scientifiques d’institutions de recherche spécialisées dans les milieux désertiques. L’unité est dotée d’un système de pasteurisation innovant, breveté localement, permettant de chauffer le lait à basse température selon des paramètres rigoureusement contrôlés. Cette technologie douce a l’avantage majeur de préserver l’intégrité des protéines bioactives, des enzymes et des microéléments naturellement présents dans le lait de chamelle éléments qui sont souvent altérés par les procédés industriels classiques. Grâce à cette méthode, le lait traité conserve une stabilité microbiologique satisfaisante pendant jusqu’à quinze jours à 4°C, une avancée décisive dans un contexte où les infrastructures de la chaîne du froid sont encore limitées.
Au cours de l’année 2025, l’unité a atteint un rythme de production régulier avoisinant les 500 litres hebdomadaires, une performance qui marque le passage d’une production informelle à une commercialisation semi-industrielle. Distribué à un prix unitaire de 12 dinars le litre, le lait pasteurisé est écoulé à travers un réseau de points de vente répartis entre Médenine, Djerba et Gabès, répondant à une demande croissante du marché local, notamment en raison de l’intérêt accru pour ses propriétés nutritionnelles et médicales.
Le modèle économique de cette structure repose sur une collaboration directe avec les éleveurs camelins de la région, qui sont progressivement intégrés dans un système contractuel de livraison régulier. L’objectif stratégique est d’élargir ce réseau de fournisseurs à environ trente exploitants d’ici 2027, avec un accompagnement technico-sanitaire assuré par des programmes de vulgarisation en hygiène laitière, en conduite de traite mécanisée et en suivi vétérinaire des chamelles.
Emploi, inclusion et dynamisation rurale
La montée en puissance de la filière du lait de chamelle représente aujourd’hui une opportunité économique structurante pour les régions désertiques du sud tunisien, en particulier dans des zones comme Médenine où le taux de chômage dépasse les 22 %, contre une moyenne nationale estimée à 15 % (INS, 2024). En s’appuyant sur un produit endogène à forte valeur ajoutée, cette filière favorise une dynamique de développement territorial intégré et inclusif. Elle génère de nombreux emplois directs dans la collecte, la transformation, le conditionnement et la distribution du lait, tout en stimulant des emplois indirects dans des secteurs connexes tels que la maintenance des équipements, la logistique, la formation technique et la gestion de la qualité. Cet essor économique contribue également à ralentir l’exode rural, notamment parmi les jeunes diplômés, en leur offrant des perspectives professionnelles adaptées au contexte local. Par ailleurs, la filière renforce sensiblement l’autonomie économique des femmes rurales, souvent actrices majeures de l’élevage camelin, en leur ouvrant l’accès à des revenus stables et à des formations qualifiantes. Depuis 2010, plus de 80 initiatives entrepreneuriales ont été soutenues dans les zones arides à travers des dispositifs d’incubation et d’accompagnement technique, permettant la création d’environ 1 000 emplois durables. Cette dynamique illustre le potentiel du lait de chamelle à devenir non seulement un moteur économique local, mais aussi un levier de résilience sociale et d’équité territoriale dans les environnements les plus fragiles.
Défis à surmonter pour un passage à l’échelle
Malgré les progrès notables réalisés ces dernières années, la filière du lait de chamelle en Tunisie demeure confrontée à un ensemble de défis structurels et réglementaires qui freinent son expansion à grande échelle. Le premier obstacle réside dans l’absence d’un cadre juridique spécifique encadrant la production, la transformation et la commercialisation de ce produit singulier. En l’absence de normes nationales harmonisées, ni d’indications géographiques protégées ou de réglementations sanitaires dédiées, les opérateurs économiques se heurtent à des incertitudes légales, notamment en matière de certification, de traçabilité, de fiscalité et d’exportation. Cette lacune limite la visibilité de la filière sur les marchés formels, nationaux comme internationaux, et entrave les efforts de structuration commerciale.
un deuxième défi est la a faible productivité due aux méthodes traditionnelles de traite, encore dominantes dans les zones désertiques. Pour y remédier, des systèmes de traite mécanisée ont été introduits, permettant de tripler les rendements et d’améliorer la qualité sanitaire du lait. Au centre de cette transition se trouve la station expérimentale de Chenchou, qui joue un rôle clé dans la formation des éleveurs aux bonnes pratiques d’hygiène, de gestion sanitaire et de suivi de la lactation. En 2024, plus de 120 éleveurs — dont 40 % de femmes — ont été formés dans le cadre de ce programme soutenu par des partenariats nationaux et internationaux. Cette démarche, alliant transfert de compétences, inclusion et innovation, vise à structurer durablement la filière tout en renforçant la résilience des communautés pastorales.
Par ailleurs, le coût élevé du lait de chamelle pasteurisé, avoisinant les 12 dinars le litre, reste prohibitif pour une grande partie de la population tunisienne. Ce prix reflète à la fois la faible disponibilité de la matière première, les coûts de collecte dispersée, et les investissements technologiques nécessaires à sa transformation dans le respect de ses propriétés bioactives. En l’état actuel, ce produit reste essentiellement consommé par des niches urbaines sensibilisées aux questions de nutrition ou par des clientèles spécialisées (diabétiques, sportifs, consommateurs d’alternatives au lait de vache), ce qui limite son accessibilité sociale et son ancrage dans les habitudes de consommation courantes.
Un troisième enjeu stratégique réside dans le manque de diversification de l’offre, encore trop centrée sur la forme liquide pasteurisée. Or, pour assurer la pérennité et l’élargissement des débouchés, il est impératif de développer une gamme de produits dérivés adaptés aux préférences et aux besoins des consommateurs : yaourts fermentés à base de lait de chamelle, fromages à pâte molle ou semi-dure, lait fermenté aromatisé, voire poudre de lait déshydraté pour la nutrition spécialisée. Cette diversification permettrait non seulement d’élargir l’assiette commerciale de la filière, mais aussi de répondre aux exigences des chaînes d’exportation vers des marchés porteurs comme le Golfe, l’Afrique subsaharienne ou l’Europe, où le lait de chamelle est perçu comme un produit fonctionnel haut de gamme.
Dans cette perspective, l’installation en cours d’un centre de collecte et de conditionnement régional à Médenine, dont l’ouverture est prévue pour fin 2025, constitue une avancée logistique majeure. Cette infrastructure vise à centraliser et sécuriser l’approvisionnement en lait cru, à renforcer la traçabilité sanitaire à l’échelle du territoire, et à réduire les coûts de collecte par mutualisation des ressources. Elle sera équipée de dispositifs de contrôle qualité, de systèmes de conservation isotherme, et de plateformes numériques de suivi des lots, facilitant l’intégration de la production tunisienne dans des circuits d’exportation rigoureux. À terme, ce centre devrait permettre de répondre plus efficacement à la demande croissante en provenance des marchés du Golfe et d’Europe, où le segment des laits alternatifs et fonctionnels connaît une expansion soutenue. Il renforcera également la professionnalisation des acteurs locaux et accélérera la transition de la filière vers une logique agro-industrielle durable, compétitive et certifiée.
Conclusion
Le lait de chamelle, longtemps ignoré, s’impose aujourd’hui comme un vecteur de résilience, d’innovation et de développement durable pour le sud tunisien. Grâce à l’engagement de chercheuses comme Amel Sboui, à l’audace d’entrepreneuses comme Latifa Frifita, et au soutien d’institutions comme l’IRA, la Tunisie est en train de bâtir une filière stratégique à fort potentiel.
Ce nouvel « or blanc » pourrait bien transformer les déserts en terres d’opportunités, à condition de poursuivre les efforts de structuration, de sensibilisation et d’investissement.