L’olivier, arbre emblématique du bassin méditerranéen, constitue un pilier de l’agriculture tunisienne, tant sur le plan économique que culturel. Avec plus de 80 millions d’oliviers plantés sur près de 1,8 million d’hectares, la Tunisie est l’un des principaux producteurs mondiaux d’huile d’olive. Cependant, cette richesse est aujourd’hui menacée par une bactérie redoutable : Xylella fastidiosa. Déjà responsable de la destruction de plus de 20 millions d’oliviers en Italie, cette bactérie phytopathogène suscite une vive inquiétude chez les experts tunisiens.
Qu’est-ce que Xylella fastidiosa ?
Xylella fastidiosa est une bactérie xylémique, c’est-à-dire qu’elle colonise les vaisseaux conducteurs de sève brute des plantes. Elle provoque un blocage de la circulation de l’eau et des nutriments, entraînant le dessèchement progressif des feuilles, des branches, puis la mort de l’arbre. Elle est transmise par des insectes vecteurs, principalement des cicadelles, qui se nourrissent de la sève des plantes infectées. Cette bactérie est particulièrement redoutée en raison de son large spectre d’hôtes : plus de 500 espèces végétales sont susceptibles d’être infectées, dont les oliviers, les amandiers, les vignes, les agrumes et les lauriers-roses.
Une alerte régionale déclenchée
Le 26 mai 2025, la ville de Hammamet Sud a accueilli un atelier régional de grande envergure, organisé par l’Organisation Européenne et Méditerranéenne pour la Protection des Plantes (OEPP) en partenariat avec la FAO et le projet européen BeXyl. Cet événement a rassemblé des experts phytosanitaires, chercheurs, responsables politiques et communicateurs issus de 21 pays d’Europe, du Proche-Orient et d’Afrique du Nord, dans le cadre d’un exercice de simulation inédit consacré à la bactérie Xylella fastidiosa. L’objectif principal de cet atelier était de tester la capacité des pays participants à réagir efficacement à une urgence phytosanitaire majeure, à travers un scénario réaliste de détection de la bactérie sur le territoire tunisien. Les participants, répartis en équipes multidisciplinaires, ont été amenés à jouer le rôle de cellules de gestion de crise, en mobilisant des compétences en planification, communication, diagnostic scientifique et logistique opérationnelle.
Bien que Xylella fastidiosa n’ait pas encore été détectée en Tunisie, les autorités nationales prennent la menace très au sérieux. Naïma Mahfoudhi, directrice générale de la santé végétale et du contrôle des intrants agricoles au ministère de l’Agriculture, a souligné l’importance de cet exercice pour renforcer la vigilance et la coordination entre les acteurs. Elle a annoncé le lancement officiel d’un plan de simulation national, visant à tester la réactivité des services techniques, des laboratoires et des structures de terrain. Madame Mahfoudhi a également mis en garde contre les voies potentielles d’introduction de la bactérie, notamment par le biais de voyageurs transportant des plantes ornementales ou des insectes vecteurs, ainsi que par l’importation non contrôlée de matériel végétal contaminé. Elle a insisté sur la nécessité d’une vigilance accrue aux frontières, d’un renforcement des contrôles phytosanitaires, et d’une sensibilisation active des agriculteurs et des professionnels du secteur.
Leçons tirées de l’Italie : un précédent dramatique
L’Italie, et plus particulièrement la région des Pouilles, a été le théâtre d’une catastrophe agricole sans précédent. Depuis la détection de Xylella fastidiosa à Gallipoli en 2013, la bactérie a ravagé le Salento, au sud des Pouilles, détruisant près de 20 millions d’oliviers, dont une grande partie étaient centenaires et emblématiques du paysage méditerranéen. Ces arbres, souvent transmis de génération en génération, représentaient bien plus qu’une ressource économique : ils incarnaient un patrimoine vivant, une mémoire rurale et une identité territoriale.
Les conséquences économiques ont été colossales. Selon une étude publiée dans Ecological Economics, les pertes pour les consommateurs européens, liées à la hausse des prix de l’huile d’olive, pourraient atteindre entre 4,1 et 10,3 milliards d’euros sur 50 ans, en fonction de la vitesse de propagation de la maladie. Pour les producteurs italiens, la chute de la production a été dramatique : certains, comme Francesco Marra à Ugento, ont vu leurs 4 000 oliviers entièrement contaminés en moins de deux ans, les contraignant à abandonner une activité familiale vieille de plus d’un siècle. L’impact écologique est tout aussi alarmant. La disparition massive des oliviers a entraîné une perte de biodiversité, une dégradation des sols et une modification du microclimat local. Les paysages autrefois verdoyants du Salento se sont transformés en étendues arides, marquées par des troncs desséchés et des terres à l’abandon.
Cela souligne avec force l’importance d’une réaction rapide, coordonnée et fondée sur la science. En Italie, les retards administratifs, les controverses politiques et la résistance de certains acteurs locaux ont freiné la mise en œuvre des mesures d’éradication, permettant à la bactérie de se propager inexorablement vers le nord de la région. La Tunisie, consciente de cette expérience douloureuse, s’efforce aujourd’hui d’adopter une posture proactive : renforcer la surveillance, sensibiliser les agriculteurs, et mettre en place des plans d’urgence avant que la menace ne devienne réalité.
Les risques spécifiques pour la Tunisie
La Tunisie se trouve dans une position de vulnérabilité accrue face à la menace de Xylella fastidiosa, en raison d’un ensemble de facteurs agroclimatiques, économiques et structurels. D’abord, son climat méditerranéen chaud et sec constitue un environnement particulièrement propice à la survie et à la prolifération des insectes vecteurs de la bactérie, notamment les cicadelles. Ce contexte climatique, combiné à l’absence de prédateurs naturels efficaces, augmente le risque d’établissement durable de foyers infectieux. Ensuite, l’économie agricole tunisienne repose fortement sur la filière oléicole, qui représente environ 40 % des exportations agricoles du pays. Une contamination à grande échelle aurait donc des répercussions économiques majeures, affectant non seulement les revenus des agriculteurs, mais aussi l’équilibre des échanges commerciaux et la sécurité alimentaire. Par ailleurs, la forte mobilité régionale, notamment les flux touristiques et commerciaux avec les pays du sud de l’Europe déjà touchés par la bactérie, accroît les risques d’introduction accidentelle via des plants contaminés ou des insectes vecteurs transportés involontairement. Enfin, la faible diversité génétique des oliviers cultivés en Tunisie, dominée par des variétés comme la Chemlali, limite la résilience du verger national face à une attaque pathogène. Cette homogénéité variétale pourrait faciliter la propagation rapide de la maladie, en l’absence de génotypes naturellement tolérants ou résistants. Ces éléments conjugués appellent à une vigilance renforcée et à la mise en œuvre urgente de stratégies de prévention, de surveillance et de diversification génétique.
Symptômes et diagnostic
Les symptômes de Xylella fastidiosa sur l’olivier se manifestent de manière progressive et souvent insidieuse, rendant leur interprétation délicate. Parmi les signes les plus caractéristiques, on observe un dessèchement marginal des feuilles, qui prend souvent l’apparence de brûlures foliaires, suivi d’une chute prématurée des fruits, d’une nécrose des rameaux et d’une réduction notable de la vigueur végétative. Ces symptômes traduisent une altération du transport de la sève brute, conséquence directe de l’obstruction des vaisseaux du xylème par la bactérie. Toutefois, cette symptomatologie n’est pas spécifique à Xylella fastidiosa : elle peut aisément être confondue avec les effets d’autres stress abiotiques tels que la sécheresse, la salinité excessive, ou encore certaines carences minérales. De plus, certaines plantes infectées peuvent rester asymptomatiques pendant de longues périodes, tout en constituant des réservoirs silencieux de la maladie. Cette ambiguïté rend le diagnostic visuel peu fiable et souligne la nécessité d’un recours systématique à des analyses moléculaires. La méthode de référence repose sur la PCR en temps réel, qui permet de détecter avec précision la présence de l’ADN bactérien dans les tissus végétaux, notamment dans les pétioles et les nervures centrales des feuilles, où la concentration bactérienne est la plus élevée. Ce protocole, validé par l’Anses, constitue aujourd’hui l’outil le plus fiable pour confirmer ou infirmer une suspicion d’infection, et orienter rapidement les mesures de gestion phytosanitaire.
Mesures de prévention et de lutte
Face à la menace croissante, plusieurs mesures préventives et curatives doivent être mises en œuvre de manière coordonnée pour éviter toute propagation potentiellement dévastatrice. La première ligne de défense repose sur un renforcement rigoureux des contrôles phytosanitaires aux frontières. Tous les matériels végétaux importés — qu’il s’agisse de plants, boutures ou autres végétaux sensibles — doivent être inspectés avec la plus grande rigueur. La mise en place de zones tampons autour des points d’entrée, notamment les ports et les aéroports, permettrait de contenir un foyer éventuel dès son apparition.
En parallèle, une surveillance entomologique renforcée s’impose. Il est crucial de suivre l’évolution des populations de vecteurs biologiques potentiels, en particulier la cicadelle Philaenus spumarius, largement répandue sur le pourtour méditerranéen. L’installation de pièges chromatiques (notamment jaunes) et la mise en place de suivis réguliers sur le terrain permettraient de détecter précocement toute présence inhabituelle, condition sine qua non pour réagir rapidement avant la dissémination de l’agent pathogène.
L’adhésion du monde agricole à cette stratégie est également essentielle. Les oléiculteurs doivent être informés et formés à la reconnaissance visuelle des symptômes précoces de maladies potentiellement exotiques. Les structures locales — telles que les Commissions Régionales de Développement Agricole (CRDA), les coopératives et les médias agricoles spécialisés — ont un rôle central à jouer dans la sensibilisation et la vulgarisation des bonnes pratiques phytosanitaires.
Enfin, un plan d’urgence national doit pouvoir être activé immédiatement en cas de détection confirmée d’un foyer infectieux. Ce plan inclut plusieurs volets : l’arrachage et l’incinération des arbres atteints pour éviter toute source de contamination résiduelle, l’application ciblée de traitements insecticides afin d’éliminer les vecteurs présents dans la zone, et la mise en place de restrictions sévères sur la circulation des végétaux dans un rayon de cinq kilomètres autour du foyer
Un enjeu stratégique pour la souveraineté alimentaire
Au-delà de l’impact économique, la menace de Xylella fastidiosa soulève des questions de souveraineté alimentaire et de résilience agricole. L’olivier est un symbole de stabilité pour de nombreuses communautés rurales. Sa disparition aurait des conséquences sociales majeures, notamment en termes d’emploi et de sécurité alimentaire.
Conclusion
La Tunisie est à un tournant. La menace de Xylella fastidiosa n’est pas une simple hypothèse : c’est une réalité qui a déjà frappé durement nos voisins. En agissant dès maintenant, en mobilisant la recherche, les agriculteurs et les décideurs, il est encore temps de protéger notre patrimoine oléicole. La vigilance, la science et la coopération régionale seront nos meilleures armes face à cette bactérie invisible mais dévastatrice.