Après plus d’une décennie d’absence quasi totale dans le paysage agricole tunisien, la betterave sucrière connaît un regain d’intérêt spectaculaire, notamment dans les régions du centre et du sud du pays. Ce retour s’inscrit dans une dynamique de diversification des cultures et de recherche de solutions durables face aux défis de la sécurité alimentaire, de la dépendance aux importations de sucre et de la valorisation des terres marginales.
La société GINOR (Générale Industrielle du Nord), en collaboration avec plusieurs instituts supérieurs d’agronomie, a lancé dès 2023 une série d’expérimentations agricoles dans les gouvernorats de Kairouan, Sidi Bouzid, Gafsa et Gabès. Ces essais ont démontré la faisabilité technique et économique de la culture de la betterave sucrière dans des zones jusqu’alors considérées comme peu propices aux grandes cultures.
Des résultats agronomiques prometteurs
Les premiers résultats obtenus sur les parcelles expérimentales sont particulièrement encourageants. Dans la région de Sidi Bouzid, par exemple, les rendements ont atteint en 2024 une moyenne de 45 tonnes par hectare, avec des pics à 52 t/ha dans certaines exploitations bien encadrées techniquement. Le taux de sucre extrait a oscillé entre 15,8 % et 17,2 %, ce qui place la production tunisienne dans la moyenne des standards internationaux. Ces performances sont d’autant plus remarquables qu’elles ont été obtenues sur des sols sablo-limoneux, souvent marginalisés dans les politiques agricoles classiques. Grâce à une gestion rigoureuse de l’irrigation localisée et à l’introduction de variétés hybrides adaptées aux conditions arides, la betterave sucrière a montré une résilience inattendue face aux stress hydriques et thermiques.
Une culture à haute valeur ajoutée agro-industrielle
La betterave sucrière se distingue non seulement par sa capacité à produire du saccharose de haute pureté (avec un pouvoir extractif dépassant 17 % dans certaines variétés cultivées à Sidi Bouzid ou Gafsa), mais également par la richesse de ses sous-produits, qui en font une culture à fort rendement économique intégré à savoir:
La mélasse, résidu visqueux riche en matières fermentescibles (environ 45 à 55 % de sucres non cristallisables), est exploitée industriellement dans la fabrication de levures, d’éthanol, de rhum industriel et comme additif dans les rations alimentaires pour ruminants. En 2024, une tonne de mélasse brute s’est négociée entre 240 et 280 dinars sur le marché tunisien, selon les données de la Chambre syndicale des industries sucrières. Les pulpes de betteraves, issues du défibrage des racines après extraction du sucre, constituent un aliment riche en fibres solubles (environ 20 à 25 % de cellulose brute), bien adapté à l’alimentation des bovins laitiers et des ovins. Séchées ou ensilées, elles présentent un bon indice énergétique (0,85 UF/kg MS) et sont très appréciées pour équilibrer les rations hivernales. Quant aux cossettes (ou chips de betterave), elles sont souvent stockées sous forme d’ensilage dans des silos tranchés et utilisées comme source énergétique pour les élevages bovins de moyenne intensité. En période de crise fourragère, ces coproduits peuvent significativement réduire les coûts alimentaires des éleveurs, notamment dans les zones agro-pastorales de Gafsa, Médenine ou Tataouine.
Sur le plan agronomique, la betterave sucrière joue un rôle central dans la rotation culturale raisonnée. Son système racinaire pivotant, profond et structurant permet une amélioration mécanique des sols limono-sableux, souvent compactés par les cultures céréalières. La culture est aussi peu sensible aux maladies communes des céréales, ce qui permet de rompre les cycles biologiques des parasites comme les nématodes ou la septoriose. Des essais menés par l’Institut National des Grandes Cultures (INGC) sur les périmètres irrigués de Henchir Jedid (gouvernorat de Kairouan) ont montré un gain de rendement de +18 % sur blé dur après une rotation avec betterave sucrière par rapport à un précédent pois-chiche. De plus, son exigence agronomique élevée – notamment en termes de fertilisation phospho-potassique et de contrôle des adventices – incite les agriculteurs à améliorer les pratiques culturales globales de leurs systèmes. Cela contribue à élever le niveau technico-économique des exploitations, avec des effets multiplicateurs sur l’ensemble du bassin de production.
Enfin, la betterave génère également des retombées sur le secteur énergétique à travers la co-génération biomasse-vapeur, qui peut être intégrée dans les raffineries ou distilleries locales alimentées par les résidus de pulpes. Ce volet reste encore embryonnaire en Tunisie, mais des études de faisabilité ont été lancées à GINOR et à la STS pour valoriser ces flux organiques selon les standards de l’économie circulaire.
Un levier pour la souveraineté sucrière tunisienne
La Tunisie consomme en moyenne 30 kg de sucre par habitant et par an, soit environ 360 000 tonnes pour une population de 12 millions d’habitants. Or, la production nationale reste très inférieure à cette demande. En 2023, le pays a importé 370 200 tonnes de sucre pour un coût de 713,6 millions de dinars, selon les données de l’Office du commerce. La relance de la filière betteravière pourrait permettre de réduire cette dépendance coûteuse. La capacité nationale de raffinage est estimée à 670 000 tonnes, répartie entre Tunisie Sucre Offshore (450 000 t), la STS (180 000 t) et GINOR (40 000 t). En relançant la production locale de betteraves, il serait possible d’alimenter ces unités avec des matières premières nationales, réduisant ainsi les importations et renforçant la souveraineté alimentaire.
Une dynamique régionale inspirante
La Tunisie n’est pas seule dans cette démarche. L’Égypte, par exemple, cultive environ 255 000 hectares de betteraves sucrières, produisant 1,8 million de tonnes de sucre, soit 90 % de ses besoins annuels. L’Algérie, de son côté, a lancé plusieurs projets dans le nord du pays pour promouvoir cette culture stratégique, avec des résultats encourageants en termes de rendement et de création d’emplois.
Ces expériences régionales montrent que la betterave sucrière peut devenir un pilier de la sécurité alimentaire et de la résilience agricole dans les pays du Maghreb. La Tunisie, avec ses terres arides mais fertiles, son savoir-faire agronomique et ses infrastructures industrielles existantes, dispose de tous les atouts pour réussir ce pari.
Des défis à relever pour une filière durable
Malgré ces perspectives prometteuses, plusieurs défis restent à surmonter. Le premier concerne la gestion de l’eau. La betterave est une culture exigeante en irrigation, avec des besoins estimés entre 5 000 et 6 500 m³/ha selon les conditions climatiques. Dans un contexte de stress hydrique chronique, il est impératif d’optimiser l’irrigation par goutte-à-goutte, de recycler les eaux usées traitées et de privilégier les variétés précoces à cycle court. Le second défi est d’ordre organisationnel. La filière betteravière nécessite une coordination étroite entre agriculteurs, transformateurs, transporteurs et distributeurs. Il est essentiel de mettre en place des contrats de culture, des mécanismes de fixation des prix transparents et des incitations financières pour encourager les petits exploitants à s’engager dans cette culture.
Enfin, la formation technique et l’accompagnement des agriculteurs sont cruciaux. La réussite de la relance de la betterave sucrière en Tunisie repose en grande partie sur la qualité de l’encadrement technique offert aux agriculteurs. Cette culture, bien que prometteuse, exige une conduite culturale rigoureuse à chaque étape : préparation du sol, choix variétal, semis, fertilisation, irrigation, lutte contre les adventices, récolte et conservation.
Depuis 2023, plusieurs initiatives ont vu le jour pour renforcer les compétences des producteurs. L’Agence de la Vulgarisation et de la Formation Agricole (AVFA), en partenariat avec le Centre Betteravier de Bou Salem (CBB) et l’Institut National des Grandes Cultures (INGC), a mis en place des sessions de formation ciblées dans les gouvernorats de Kairouan, Sidi Bouzid et Gafsa. Ces formations portent sur l’itinéraire technique de la betterave, avec des modules pratiques sur le réglage des semoirs pneumatiques, la gestion de l’irrigation localisée et l’interprétation des analyses de sol. Par exemple, en mars 2024, une démonstration de semis mécanisé a été organisée à El Faouar (Kébili) sur une parcelle de 5 hectares, en présence de 40 agriculteurs et techniciens. L’objectif était de montrer l’importance de la densité de semis (idéalement 90 000 à 100 000 plantes/ha) et de la profondeur de plantation (2 à 3 cm) pour garantir une levée homogène. En parallèle, des outils numériques de suivi sont progressivement introduits. L’application mobile BeetTrack, développée par une start-up agricole tunisienne en partenariat avec GINOR, permet aux agriculteurs de suivre l’évolution de leurs parcelles, de recevoir des alertes phytosanitaires et de planifier les irrigations en fonction des données climatiques locales. En 2025, plus de 120 exploitants dans le gouvernorat de Kairouan utilisent déjà cette application, avec un taux de satisfaction de 87 % selon une enquête interne. Enfin, des contrats de culture encadrés sont proposés par les industriels comme GINOR et la STS, incluant un appui technique continu, la fourniture de semences certifiées, et un prix d’achat garanti à la tonne. Ce modèle, inspiré de l’expérience égyptienne dans la région de Minya, permet de sécuriser les revenus des agriculteurs tout en assurant une qualité homogène de la matière première. Ces dispositifs d’accompagnement, s’ils sont renforcés et généralisés, pourraient transformer la betterave sucrière en une culture de référence dans les zones semi-arides tunisiennes. Ils contribuent à professionnaliser les pratiques agricoles, à réduire les risques d’échec et à ancrer durablement cette filière dans les territoires.
Une opportunité pour le développement régional inclusif
L’un des aspects les plus remarquables de cette relance betteravière est son impact social. Dans les régions de Kairouan et Gafsa, plusieurs centaines de petits agriculteurs ont été intégrés dans la chaîne de valeur, bénéficiant d’un appui technique, d’un accès au crédit et d’un débouché garanti pour leur production. Cette inclusion contribue à la lutte contre l’exode rural, à la création d’emplois et à la revitalisation des territoires.
La betterave sucrière devient ainsi un vecteur de développement territorial, en lien avec les objectifs de la stratégie nationale de développement agricole durable. Elle incarne une agriculture à la fois productive, résiliente et socialement équitable.
Perspectives et recommandations
Pour que la relance de la betterave sucrière soit pérenne, plusieurs mesures sont à envisager . Cela passe d’abord par l’élaboration d’un plan national de développement, fondé sur des objectifs chiffrés à l’horizon 2030, visant à sécuriser les superficies cultivées, à stabiliser les rendements et à renforcer la compétitivité. En parallèle, la mise en place d’un fonds de soutien à la culture betteravière, alimenté conjointement par des ressources publiques et privées, offrirait un levier financier essentiel pour appuyer les producteurs face aux aléas climatiques et aux fluctuations du marché. Il est tout aussi crucial d’intégrer la betterave dans les programmes de recherche agronomique et de formation professionnelle, afin d’améliorer les pratiques culturales, de favoriser l’innovation variétale et d’attirer une nouvelle génération d’agriculteurs spécialisés. Enfin, la promotion de la consommation locale du sucre issu de la betterave, appuyée par des campagnes de sensibilisation et des labels de qualité, contribuerait à créer un marché de proximité solide et à valoriser cette culture dans l’imaginaire collectif comme un pilier de la souveraineté alimentaire. C’est dans cet esprit qu’une relance pérenne peut s’inscrire, alliant ambition économique, viabilité écologique et ancrage territorial.
Conclusion : une culture d’avenir pour une Tunisie résiliente
Le retour de la betterave sucrière dans le centre et le sud de la Tunisie n’est pas un simple phénomène agricole. Il s’agit d’un choix stratégique, à la croisée des enjeux économiques, sociaux et environnementaux. En valorisant des terres marginales, en réduisant la dépendance aux importations et en créant de la valeur ajoutée locale, cette culture peut devenir un pilier de la transition agro-industrielle tunisienne. Avec une vision claire, un accompagnement adapté et une mobilisation des acteurs, la betterave sucrière pourrait bien redevenir l’un des symboles d’une agriculture tunisienne moderne, durable et inclusive.