INTERVIEW D’EXPERT
Quand 75% des cultures vivrières dépendent des insectes pollinisateurs, leur disparition progressive inquiète le secteur agricole. Les arbres fruitiers, avocats, fruits rouges, cultures sous serre et production de semences pourraient être impactés à court terme. Dans ce contexte, peut-on encore mettre en place des conditions propices à une pollinisation durable ?
Entretien avec Ludovic Cauchard, apiculteur depuis plus de 25 ans et fondateur d’Apipol, qui se positionne comme un trait d’union entre les producteurs et le monde des insectes pollinisateurs.
AgriMaroc.ma : En tant qu’expert, comment analysez-vous la situation actuelle de l’apiculture mondiale et de la pollinisation ? Notamment face aux aléas climatiques, sécheresses et autres pressions sur les insectes ?
Ludovic Cauchard : Comme l’indique la FAO, 87,5 % des plantes à fleur présentes sur Terre nécessitent l’intervention d’un animal pour mener à bien leur pollinisation. L’essentiel de cette action pollinisatrice est exercée par les insectes, surtout les diptères, coléoptères, lépidoptères et hyménoptères. Les oiseaux et mammifères contribuent aussi, mais dans une moindre mesure.
Quand on sait que 75 % des cultures vivrières dépendent de la pollinisation par les insectes, on comprend qu’en leur absence, les rendements réduisent fortement. Pour certaines cultures, la dépendance est totale : aucun rendement n’est possible sans pollinisation. Pour d’autres cultures, il s’agit plus d’obtenir un gain de production grâce à une bonne pollinisation.
La présence des insectes pollinisateurs est ainsi cruciale, dans la plupart des zones de production agricole. Culture fruitières, production de semences fourragères, oléagineuses et potagères : tout ce qui constitue la base de l’alimentation humaine est concerné.

Pourtant, nos insectes pollinisateurs sont menacés de toutes parts. En France, 40 % des 950 espèces d’abeilles présentes, majoritairement solitaires et terricoles, sont en danger d’extinction. L’abeille domestique fait face à un taux de mortalité moyen de 20 à 30 % en France. Ce taux grimpe jusqu’à 60 % aux USA.
AgriMaroc.ma : Au Maroc la situation a longtemps été considérée comme un peu meilleure qu’ailleurs, mais la mortalité des abeilles augmente désormais comme partout. Tout comme en Tunisie, qui subit une baisse généralisée des rendements en miel.
Ludovic Cauchard : Les syrphes sont eux aussi impactés. Un tiers des ses espèces présentes en Europe est en danger d’extinction. Leur situation n’est pas meilleure au Maghreb.
Les causes de ces extinctions sont multiples, d’après les études scientifiques : diminution de l’accès aux abris et aux ressources alimentaires, intensification des activités agricoles, avec une part croissante de monocultures, pression des parasites et prédateurs sur les populations d’abeilles, pesticides, changement climatique et pratiques apicoles inadaptées.

Certaines régions et productions agricoles ”entomodépendantes”, c’est-à-dire très dépendantes des insectes, sont déjà en difficulté. Par exemple, la Californie avec ses productions d’amandes, et la région agricole de la Beauce en France.
Au Maroc, la raréfaction des insectes pollinisateurs pourrait impacter des cultures telles que celle de l’avocat, dans le Gharb, et des fruits rouges, dans le nord marocain, qui sont actuellement dynamiques.
Les cultures sous serre, comme la tomate et le concombre en Tunisie, sont très dépendantes des bourdons européens pour la pollinisation. La pollinisation pourrait donc devenir un point sensible, dans un futur proche, pour ces productions à valeur ajoutée.
AgriMaroc.ma : A quels impacts concrets faut-il s’attendre, concernant les rendements agricoles, la qualité des semences, des fruits et légumes ?

Ludovic Cauchard : Le risque, pour les producteurs, c’est d’obtenir des fruits mal formés. La production de semences peut aussi être impactée, avec pour résultat une germination défaillante.
La raison est simple : la mauvaise pollinisation d’une fleur a pour conséquence directe la mauvaise fécondation des ovules qui deviendront les graines.
Prenons l’exemple de la fraise, difficile à commercialiser si son aspect visuel est altéré. En conditions normales de pollinisation, seuls 10 % des fruits sont invendables en général, ce qui reste rentable.
Par contre, si la pollinisation est insuffisante et mal gérée, cette proportion de fruits invendables peut grimper jusqu’à 20% de la production et réduire fortement la marge de l’exploitation. Et en l’absence d’insectes, le producteur peut se retrouver avec plus de 50 % de fruits invendables…


La production de semences est tout aussi concernée. Leurs rendements peuvent devenir nuls, en cas d’absence ou de manque d’insectes pollinisateurs, pour les cultures les plus entomodépendantes. C’est notamment le cas des cultures “porte graines”, telles que les alliacées (oignon, poireau), les apiacées (carottes, fenouil, panais, céleri) ou les brassicacées.
Ce phénomène s’observe très bien en faisant l’expérience avec des ombelles de fenouil : la moitié des ombelles est couverte d’un filet, qui interdit l’accès aux insectes, tandis que l’autre moitié des ombelles reste accessible au butinage.
Résultat : les ombelles ensachées n’ont produit qu’une graine par ombelle, en moyenne, souvent petite et déformée. Tandis que les ombelles accessibles aux insectes ont produit en moyenne 427 graines par ombelle, conformes aux standards de qualité.
Cette expérience est facile à mettre en place sur la plupart des cultures et permet aux producteurs d’évaluer la dépendance de la variété à la pollinisation.
Je recommande cependant d’aller plus loin et d’enquêter sur les raisons exactes de la mauvaise pollinisation. Celle-ci n’est pas toujours liée, ou pas uniquement, à un manque d’insectes.


L’important, c’est de mettre en place des conditions propices et durables pour une pollinisation optimale.
AgriMaroc.ma : D’après votre expérience, sur quels sujets faut-il prioritairement se former pour améliorer la pollinisation et les rendements dans ce contexte ? Quelles sont vos priorités avec Apipol ?
Ludovic Cauchard : Que ce soit en production fruitière ou semencière, une connaissance approfondie des interactions entre le végétal cible et son ou ses insectes pollinisateurs est nécessaire.
D’autant que le changement climatique fait évoluer ces relations, en partie à cause des stress hydriques et thermiques, mais pas seulement.
Par exemple, quand les fruitiers, tels que les amandiers, cerisiers, pommiers et poiriers, fleurissent plus tôt, ils risquent de se retrouver en décalage avec la présence des pollinisateurs locaux. On parle alors de “mismatch phénologique”.
D’autres végétaux ont tendance à augmenter leur taux d’autofécondation pour s’adapter à la raréfaction des insectes, ce qui peut réduire la diversité génétique.
La problématique des chaleurs et intensités lumineuses trop fortes affecte aussi les rendements des cultures. En effet, cela limite leur capacité germinative, donc la fécondation des ovules.
L’interventionnisme en matière de pollinisation va devenir de plus en plus fréquent, parce que nous n’aurons parfois plus les ressources nécessaires en insectes pollinisateurs. Les solutions curatives étant coûteuses à mettre en place, il vaut mieux bien identifier le problème avant d’agir !
Pour prévoir la bonne couverture pollinisatrice, il est notamment crucial de connaître les caractéristiques spécifiques des cultures à polliniser. La collaboration entre spécialistes des productions végétales et spécialistes de la pollinisation est essentielle. Elle permet de repérer les problématiques précocement et de mettre en place les bonnes mesures préventives.
L’étude Polapipro24 menée en 2024 a ainsi permis d’optimiser la quantité d’insectes pollinisateurs nécessaires pour la pollinisation d’une culture d’oignons porte graines. L’ équilibre ainsi trouvé permet une efficacité pollinisatrice maximale des insectes, un coût maîtrisé et un rendement établi au-delà des objectifs et reproductible.

C’est pourquoi Apipol se positionne comme le trait d’union entre les productions végétales et le monde des insectes pollinisateurs, en proposant formations et conseil technique à ces 2 domaines d’activité, sur ce moment particulier que représente la pollinisation dans la vie d’un végétal, cultivé ou plante sauvage.
Plusieurs entreprises françaises et hollandaises ont ainsi pu participer à la formation “maîtriser et réussir sa pollinisation en production de semences potagères sous abris et en plein champ”. En plus des connaissances techniques inédites acquises, ces professionnels repartent avec une approche nouvelle de leurs cultures, grâce à une connaissance accrue des liens entre plantes à fleurs et insectes. Cette formation existe également pour les productions fruitières : avocatier, petits fruits, fruits à pépins.
Apipol mène par ailleurs des études techniques en collaboration avec d’autres experts, que ce soit en agronomie, en monitoring des colonies, en alimentation de l’abeille ou encore des laboratoires d’analyse des matrices apicoles. Ensemble, nous explorons cette étape de l’itinéraire technique, en intégrant des paramètres extérieurs, comme l’état hydrique des sols, l’impact de la température et de la luminosité, la gestion ciblée des insectes pollinisateurs endémiques.
Pour ces études, l’abeille domestique constitue un excellent agent de renseignement sur le végétal. Le message de la plante est ainsi transporté par l’insecte, puis capté par la technologie et, enfin, traduit par l’humain. Nous accédons ainsi à un nouveau niveau de compréhension du végétal, toujours dans la perspective de soutenir la performance et la résilience.
Ludovic Cauchard, Apipol
l.cauchard@apipol.fr
+33 656 69 81 97
Merci à Monsieur Ludovic Cauchard. Propos recueillis par Nathalie Calvo.
* Toute demande de reproduction, partielle ou complète doit être formulée à contact@agrimaroc.ma
Pour recevoir la Newsletter AgriMaroc.ma sur : Newsletter AgriMaroc.ma
AgriTunisie.com Agriculture en Tunisie 